Prologue
- Blandine R-da
- 25 déc. 2022
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 avr. 2023
La Célébration d’Esfalt

Dans la lueur de l’après-midi, un volatile au plumage noir et blanc fendait l’air de ses immenses ailes. Transporté par le tourbillon des flocons, il voyait se rapprocher une tour rocheuse s’érigeant au flanc des montagnes. Celle-ci semblait interminable au vu de son instable éminence dont le sommet laissait entrevoir le début d’une charpente et quelques échafaudages. Dans sa descente, l’aigle tournoya et entra à l’intérieur des remparts. Au gré de l’architecture sous forme de spirales, des drapeaux renfermant les lettres M et V sur fond rouge avaient été dispersés pour ce jour si spécial. Se positionnant majestueusement sur les toits des habitations, l’oiseau balaya du regard la place centrale où une foule, vêtue de manteaux de fourrure, s’amassait en contrebas.
Un vieil homme, surélevé par une estrade, officiait une cérémonie en lisant un manuscrit sur lequel se logeait l’inscription « VANITATUM ». Les poils rudes de sa barbe retombaient sur une tunique noire ornée d’or, et l’ombre de son couvre-chef masquait la sincérité de son regard. Le volatile redressa le bec et gonfla le torse au moment où il leva les bras vers la foule attentive :
— … en ce jour de quatorzième lune, où nous, les Mensvaccum, avons pour coutume de nous réunir pour célébrer la naissance du prophète Esfalt. Il convient de profiter de cet instant pour nous souvenir d’où nous venons et réfléchir à chacun de nos actes. En suivant la voie qu’Esfalt nous a tracés, nous devenons dignes de la mort noble et honnête qu’il nous offre. Célébrons le pour nous avoir libérés du destin lugubre dessiné par sa mère. Prions le de nous protéger de la noirceur d’Amitus. Mes chers Mensvaccum, concluons à présent par la lecture de notre genèse :
Chapitre III, verset 14 du VANITATUM : « Il y a un millier d’années, tandis qu’aucune vie n’existait sur Infutinis, Cisne, une déesse bannie du monde des étoiles, fit fusionner la lave, l’eau et la terre pour donner naissance à une pierre qui lui permettrait de créer son propre royaume. Elle se plaça alors devant la plus haute des montagnes et dit : « Si ta puissance est vie, laisse-moi entrer en ton centre pour puiser la chaleur de ton ventre, la douceur de ta fraîcheur et la beauté de ta nature. Je répandrai alors à tes pieds la vie éternelle dans une danse où tous auront voix pour chanter, pattes pour sauter et vitalité pour former un cycle de vie sans fin. » La montagne, se soumettant, se fendit en deux, laissant place à Cisne qui put s’y introduire et y déposer la pierre. En ressortant, la neige fondit en une palette de végétations plus diverses les unes que les autres. Des rouges, des jaunes, d’autres faisaient émerger un dégradé de bleus. Des animaux, des plus étranges, rompaient leurs coquilles, sortaient de la terre ou venaient du ciel. Le vent transportait à présent les odeurs de chaque signe de vie. Lorsque la déesse eut parcouru l’étendue de son œuvre, les êtres humains s’inclinèrent devant elle, lui promettant, en échange de sa protection, la construction d’une tour qui atteindrait le ciel rendant ainsi hommage à sa grandeur.
La paix entre tous perdura. Néanmoins, au fil du temps, la maladie et la violence se répandirent sur cette nouvelle existante. Cisne accusa à tort le genre masculin qui, selon elle, en était responsable de par sa félonie. Envahie par la haine, elle instaura alors une véritable chasse à l’homme au cours de laquelle beaucoup moururent dans un bain de sang.
Ainsi passèrent les années macabres de son règne, jusqu’à ce que Cisne, vieillissante et enorgueillit par son injustice, décida qu’il était temps de penser à sa succession. Persuadée que les vertus de la forêt lui donneraient une fille, capable de réduire à néant toutes forfaitures, elle s’y logea et formula le rituel. Les éléments s’animèrent donc autour d’elle dans un arc-en-ciel de couleur. Malheureusement, au cours des neuf mois qui suivirent, la douleur l’empoissonna et la déesse faiblit. C’est pourquoi, dans un ultime souffle de souffrance qui donna la vie, elle succomba et embrassa la mort. Malgré tout, dans la lueur de la quatorzième lune, une créature allongée près d’elle poussa un cri.
Esfalt.
L’enfant, hanté par le sombre héritage de sa mère, grandit en sachant qu’il n’aurait jamais dû survivre cette nuit-là, quelle qu’en soit la manière. Le garçon, alors devenu homme, rependit, par sa folie, le chaos au sein de Menstorre. Impuissant face au désordre engendré par les méandres de l’ancienne déesse, il s’enfuit sans trouver d’autres solutions.
Quand une nuit, Esflat eut parcouru les milliers de kilomètres qui le séparaient de son royaume, il se reposa au creux d’une clairière. Là, sortant du clair-obscur, une jeune femme flotta jusqu’à lui. Il émanait d’Amitus une aura de lune dans laquelle dansaient les mouvements de sa robe et de ses cheveux blonds. Mais c’est en plongeant son regard dans ses yeux d’ivoire qu’il perdit entièrement la raison. Ensorcelé par la courbe de ses hanches, il se convainquit qu’elle était la clé de tous ses problèmes.
Ils rentrèrent ensemble à Menstorre où les hommes et les femmes, hypnotisés devant Amitus, se soumirent à nouveau devant la nouvelle déesse. Esflat, fier de jouir toutes les nuits de son corps sacré et d’avoir restauré la paix, se laissa totalement dominer par ses propres désirs _ Mais, jamais il ne se serait douté qu’elle tenterait de l’empoisonner_ À la fin d’un majestueux diner, ses yeux d’ivoire changèrent de couleur et Esfalt s’inquiéta de l’état de santé de sa déesse. Avec un rictus sarcastique, elle répondit : « mon cher, c’est votre mère qui avait raison, vous n’êtes qu’un homme minable, incapable de gérer ses pulsions. À vouloir le pouvoir, vous vous êtes laissé aveugler et il ne vous reste à présent plus que deux heures à vivre.»
Abattu par la déception et le poison, Esflat, dans un dernier acte de bravoure, sauta à la gorge d’Amitus et l’étrangla jusqu’à sentir son dernier souffle. Il fixa pendant un moment son visage inerte sur lequel s’inscrivait encore le rictus de la mort.
Alors animé par la colère, il décida de mettre fin à tout cela le plus rapidement possible. Se précipitant, il se dirigea donc vers la montagne où il dit : « La chair meurtrière des femmes affaiblit l’âme des hommes et les mène à leur perte. Laisse moi entrer et je rétablirai la noblesse qui leur est due.» La montagne se fendit à nouveau pour y laisser pénétrer Esflat qui dans un dernier effort retira la pierre de Cisne avant de s’effondrer et de mourir définitivement.
Depuis ce jour, la verdure a laissé place au froid et au tapis blanc. Les êtres vivants les plus frêles n’ont pas survécu mais l’être humain, lui, a su s’adapter et perdurer au fil des années. La montagne, pour sa part, se sentant désobligée par les manigances de Cisne, serait scellée à tout jamais.»
Le peuple était maintenant illuminé par des chandelles portées à bout de bras par les Mensvaccum. L’homme toujours solennel et droit poursuivit :
— C’est pour cette raison que nous, les Mensvaccum, avons décidé de faire vivre le message d’Esfalt au travers du VANITATUM.
L’homme brandit l’épais manuscrit au-dessus de la foule et parla d’une voix plus forte :
— Grâce à cela, nous avons pu nous développer, nous reproduire depuis un millier d’années. Nous avons réussi à suivre le chemin. Chaque homme a survécu à la naissance, prenant le pouvoir sur la frivolité des femmes. Elles-mêmes ont su lutter pour maintenir l’ordre.
Continuez chers hommes à trouver au fond de vous la volonté d’être digne d’Esfalt car il n’y a que cela qui compte. Il n’y a rien après la mort, rien ne vous suit, rien ne reste, ni gloire, ni pouvoir, juste la reconnaissance d’Esfalt qui vous accueillera comme un père.
Continuez chères femmes à écouter la Nature et les hommes dicter la bonne parole car elle vous conduira directement à lui.
C’est en ça qu’il nous faut continuer de combattre contre ceux qui viennent de l’extérieur, ceux qui remettent en question le pouvoir d’Esfalt. Il faut nous protéger d’eux, les réduire en esclavage, les éloigner de l’influence d’Amitus et ainsi leur montrer le seul et unique chemin qui les sauvera après la mort.
— Gloire à Esflat ! cria la foule.
— Mes chers Mensvaccum maintenant que la vanitas est dite, réjouissons nous ! La nuit tombante, nous chanterons sous la lune la parole d’Esfalt.
Pendant que le silence retombait, l’aigle eut l’impression que le regard du vieil homme s’était posé sur lui. Estimant qu’il en avait entendu assez, il déploya ses ailes et s’envola. Passant par-dessus les remparts, l’oiseau prit de la vitesse et s’éloigna de la haute tour, filant dans le crépuscule pour retourner là où on l’attendait.
Blandine ROUX DE ALMEIDA
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