Chapitre 2 - Partie 1
- Blandine R-da
- 5 juin 2023
- 11 min de lecture
Les Yolkal

Odward, surpris par la présence de la jeune femme, s’apprêtait à faire volte-face pour trouver un compartiment vide lorsque le convoi se mit en marche pour sortir de Menstorre. Résigné, il s’installa sur l’autre caisse, observant Ilse qui ne dit mot. Il se racla la gorge avant de lancer un « bonjour » furtif mais elle décida de lui tourner le dos en guise de réponse. L’ignorant pendant un moment, un silence de plomb finit par s’imposer.
Ilse, inquiète, se mit alors à s’imaginer une multitude de scénarios plus glaçants les uns que les autres. Jamais son père ne l’avait autorisée à se trouver seule avec un autre homme que lui, même si elle avait toujours réussi à cacher ses rencontres ponctuelles avec Zacharia. Elle avait aussi souvenir de son maître d’école qui lui tapait sur les doigts, pendant le temps de la récréation, à chaque fois qu’elle se trompait dans la récitation du VANITATUM. Ainsi, la situation était entièrement inédite pour elle, bien qu’elle se sentît plus en sécurité dans cette ambiguïté que dans la maison qu’elle venait d’abandonner.
Quand Ilse écarta la toile qui recouvrait leur calèche, elle aperçut de la neige s’étendre à l’infini. Le blanc éclatant dans le soleil matinal se distinguait pleinement de la roche Menstorrienne. En pensant à l’avenir, elle commença à ressentir les premières brises de la liberté. Un vent léger lui caressant la joue l’encouragea alors à jeter un regard vers l’inconnu. Une jambe refermée sur lui, Odward examinait le bout de ses bottes. Elle remarqua, sous la veste en cuir, les tatouages qui fusionnaient avec la teinte caramélisée de sa peau. Une sorte de fascination naquit en elle quand son regard se posa sur ses yeux de serpent. Qu’est-ce qu’ils ont ses yeux ? se demanda-t-elle en trouvant que cela n’enlevait rien à son charme. Le jeune homme retrouva ses yeux d’être humain en un battement de cils et la fascination d’Ilse changea de cap à l’intérieur de son être. Ils étaient d’une couleur vert noisette et elle fut surtout attirée par la longueur de ses cils, soulignant leur forme en amande.
— Tu veux bien arrêter de me regarder comme ça.
Ilse tourna la tête si vite dans l’autre sens qu’elle faillit s’en tordre le cou.
— Es-tu une Mensvaccum ?
— Hum.
— Pourquoi es-tu là ? continua l’inconnu.
Comme Ilse était toujours décidée à ne pas répondre, Odward n’insista pas et le calme s’installa à nouveau. Au fur et à mesure que le convoi filait, Ilse en oublia sa présence pour s’immerger dans les méandres de ses pensées, voguant vers des paysages emplis de lumières et de beauté. Mais la rêverie, aussi abyssale soit elle, reste éphémère. Alors quand les secondes se furent étirées sur la longueur, le voyage, dans l’étroitesse de la calèche, finit par paraître une éternité. L’inquiétude envers le jeune homme alors s’envola et laissa place à un ennui profond. Plus tard, elle profita du soupire, empli de lassitude, d’Odward pour demander :
— Euh… Hum…Pourquoi tes yeux changent-ils de forme ?
— Tu t’es enfin décidé à parler gamine.
— Laisse tomber, dit-elle en baissant les yeux.
— Je suis un Yolkolo, je peux changer mes yeux en ceux de l’animal de mon choix.
— Et… euh… ça te sert à quoi ?
— A mieux te regarder trésor, répondit-il d’un air canaille.
— Il y en a d’autres comme toi ? poursuivit-elle sans relever la provocation.
— Ça suffit les questions, à mon tour, dit Odward en se penchant en avant, le regard intéressé. Alors, comment es-tu arrivé ici ? On t’a chassée pour t’être moqué de la mocheté de l’Archimagirius pendant son discours ?
— Tu parles toujours avec autant d’arrogance ?
— Tu me connais à peine et tu me reproches déjà ma façon de m’exprimer ? continua Odward comme si cela l’amusait, ce qui ne semblait pas être le cas d’Ilse qui croisa les bras sous sa poitrine.
Sur cette note de défit, chacun reprit le cours de leur mutisme. On entendit pendant un long moment les toiles claquer contre les parois de bois. La lueur de la matinée progressait dans l’habitacle, créant ainsi un environnement plus doux. Ilse retira le manteau de son père pour apprécier la chaleur qui semblait les préserver du tumulte extérieur. Quant à Odward, une curiosité, encore indéfinissable, le poussait à regarder la jeune femme du coin de l’œil.
— C’est la première fois que tu pars de Menstorre ?
— Oui.
— Alors j’espère que tu aimes le danger.
— Pourquoi ? Tu sais où on va ?
— Si je te le dis, tu me donnes quoi en échange ?
Ilse, ignorant la question, préféra rebondit pour masquer son intimidation face au regard sombre d’Odward.
— Et toi, qu’est-ce que tu faisais à Menstorre ? Tu es en charge de l’importation de marchandises ?
— Non pas du tout. Des réponses à certaines questions importantes se trouvent dans le bureau de votre chef.
— Tu espionnais !
— Il me semble que c’est ça, oui.
— Alors tu es entré dans l’Archimagiment ? …. Tu sais que tu peux être puni par Esfalt pour ça !
— Dit la fugitive !
Odward avait raison, Ilse était mal placée pour l’incriminer. Pourtant, une question lui brûla les lèvres :
— Crois-tu en Esfalt ?
— Non, rigola-t-il en faisant mouvoir sa mèche rebelle.
— Alors tu ne pries pas ?
— Je vénère des Soatsin.
— Des quoi ?
— Des Soatsin.
— C’est quoi un Soatsin ?
— An Soatsin est lo représentant d’une force spirituelle.
— Comme le prophète Esfalt ?
— Plus ou moins. Je pense que ça se rapprocherait plus de celle que vous appelez « déesse ».
— Cisne ?
— C’est ça, mais je n’ai jamais compris pourquoi vous ne la considéreriez pas. Sans doute parce que c’est une femelle.
A l’école, il avait presque été interdit à Ilse de parler de Cisne. Les seuls moments où la déesse avait été citée, c’était pour justifier le mal qu’elle représentait pour la communauté des Mensvaccum.
— Cela ne m’étonnerait guère, poursuivit Odward.
— Que veux-tu dire par là ?
— Je veux dire que ça doit bien en arranger certains. Quand on voit toutes les richesses de l’Archimagiment, on comprend vite que les détails de l’histoire profitent toujours aux mêmes.
— Je ne vois pas où tu veux en venir et je trouve cela très déplacé de juger sans connaître.
— C’est tout l’enjeu trésor, dit-il sans prêté attention à l’avertissement. Tu prends une histoire, aussi véridique soit-elle, et tu la mélanges à ta sauce. Tu fais en sorte de convaincre les masses que les principes viennent de là et tu en tires profit. Ainsi, chacun reste à sa place. Ceux qui ont le pouvoir gardent le pouvoir et les autres, persuadés d’agir pour le meilleur, se complaisent à vivre des libertés minimes qu’on leur octroie.
— Oui c’est ça, comme si on nous mentait !
— Tu sembles tellement naïve trésor.
Ilse, exaspérée par l’insolence d’Odward, s’efforça de détacher chaque syllabe :
— J’ai tué mon père.
Au moins maintenant il va se la fermer, pensa-t-elle, satisfaite de lire la stupeur derrière la mèche mal coiffée du jeune homme.
Elle ne manque pas d’air, se dit Odward, il va falloir que je la garde à l’œil.
Le convoi continuait de filer, provoquant des raz-de-marée de neige sur son passage. Les chiens de traineau courraient sous le soleil qui, pour sa part, avait entièrement percé la couche épaisse de l’horizon. La jeune femme, en ressassant ce qu’Odward avait dit peu de temps avant, sentit son estomac lui rappeler son escale chez le boulanger, qui avait l’air bien lointaine à présent. Après avoir sorti une miche de pain de son sac. Une odeur ronde enveloppa l’air de la calèche. Ilse remarqua que les yeux d’Odward s’écarquillèrent de désir et que cela n’avait rien à voir avec son pouvoir de Yolkolo.
— Tu en veux ? dit-elle en présentant le pain à Odward.
Ce dernier se rapprocha et attrapa l’autre moitié. Ensemble, ils rompirent en deux la miche et dévorèrent leur propre part d’or. La bouche pleine mais désireuse dans savoir plus, Ilse poursuivit :
— Tu ne m’as pas dit comment tu t’appelais.
— Odward. Enchanté. Et toi, tu es ?
— Ilse.
— On connait nos prénoms, je sais que tu es une meurtrière… je trouve que notre histoire devient sérieuse trésor.
— Je ne suis pas une meurtrière, c’était de la légitime défense.
— « C’était de la légitime défense », dit-il en imitant vulgairement la voix d’Ilse. J’imagine bien qu’avec ton air de gamine, tu n’es pas capable de tuer de sang-froid.
— Tu ne connais pas ma vie.
— « Tu ne connais pas ma vie », continua-t-il sur la même lancer.
— C’est toi le gamin !
— « C’est toi le gamin !»
— Arrête de faire ça !
— « Arrête de faire ça ! » Non, plus sérieusement, pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi l’as-tu tué ?
— Il voulait me forcer à me marier, entre autres…
— Ah la beauté de la domination masculine. J’adore ! Je suis sûr qu’on se serait bien entendu lui et moi.
— J’en doute.
— Tu sais, les Mensvaccum ne disent pas que des conneries.
— Ce n’est pas les Mensvaccum, c’est le VANITATUM, et ce depuis des millénaires.
— Comme je te disais trésor, les histoires bénéficient toujours à ceux qui les racontent.
— Ma mère disait que cela nous unissait et nous enseignait de belles valeurs.
— Ce n’est que de la poudre aux yeux pour ceux qui se contentent de ce qu’on leur donne. Il n’y a que les moutons qui ont besoin d’un berger pour réfléchir, savoir ce qu’ils vont manger ou même ce qu’ils ont le droit de faire de leur propre corps.
— Vénérer Esfalt nous a toujours permis de comprendre le monde qui nous entoure. Pourtant, toi aussi tu crois en … comment tu as dit que ça s’appelait déjà ?
— An Soatsin, oui, mais il y en a plusieurs. Il y a lo Soatsin de la terre, lo Soatsin du feu, de l’air, de l’eau, puis celleux du métal, et lo plus important, cellui des êtres vivants, énuméra Odward en comptant sur ses doigts.
— Pourquoi parles-tu comme ça ?
— Car nous estimons que les Soatsin ne sont pas humains, donc nous ne leur attribuons pas de sexe. Ce sont plutôt des Esprits. Ainsi cela ne nous empêche en rien de penser par nous-même. Nos valeurs viennent plutôt de la façon dont nous avons évolué en tant que tribu. Chaque membre agit comme un rouage nécessaire au maintien de l’ordre. Tout le monde a la chance de faire sa place dans notre communauté, à condition de respecter certaines règles.
— C’est-à-dire ?
— Par exemple, pour entrer dans Le Colibri …
— Le Colibri ?
— C’est comme ça que nous nommons le groupe de personnes qui établit et fait respecter nos lois… un Yolkolo ou un Yolkalma doit être uni à un autre et avoir un certain nombre d’enfants pour pouvoir y prendre place.
— Attends. C’est quoi un « Yolkalma » ? C’est comme un Yolkolo ?
— Tu n’es vraiment jamais de sorti de chez toi ! On vous enseignait quoi à l’école, compter vos orteils ? se moqua Odward, réjoui de voir un regard noir réapparaitre sur le visage d’Ilse. J’appartiens à la Tribu du Colibri, formée de trois peuples : les Yolkalma, les Yolkolo, comme moi, et les Yolkal. Les premiers représentent la plus grande autorité parmi tous les peuples car ils peuvent se transformer entièrement en animal. Les Yolkolo, comme tu le sais, peuvent modifier leurs yeux. Les Yolkal, pour leur part, n’ont pas de particularités animalières, mais ils ont toujours été plus connectés que nous au pouvoir des Soatsin. C’est pour ça, en parti, que les Mensvaccum en ont fait des esclaves.
— Ce sont les Yolak les esclaves de l’Archimagiment ?!
— Les Yolkal, oui. Il y a plusieurs années, votre Archimagirius a envahi leur terre, capturant ainsi femmes et enfants pour les emmener à Menstorre. Les hommes, eux, ont dû rester sur place pour cultiver les champs et exporter vers la cité les ressources alimentaires. Il compte faire la même chose avec nous.
— Pourquoi ont-ils pris les enfants ?!
— Le bruit court que l’Archimagirius les utilise pour de petites tâches que seuls les enfants peuvent réaliser.
— C’est horrible ! ayant elle-même été exploitée, Ilse ne pouvait qu’imaginer la tourmente dans laquelle se trouvaient les jeunes âmes. Une vision qu’elle avait enfouie pendant longtemps surgit alors dans son esprit. Elle se revoyait, à l’âge de dix ans, attendant que Zacharia sorte d’un entretien avec l’Archimagirius. Lorsque, par la suite, elle eut constaté l’air désemparé de son ami, elle avait ressenti une sensation fort désagréable qu’elle n’avait jamais su expliquer. Odward la tira de ses pensées :
— Les choses du passé doivent rester dans le passé.
— Tu dis que l’Archimagiment fait importer les productions des territoires des Yolkal, cela veut dire que c’est là-bas que nous allons ?
— En effet trésor.
— Ne m’appelle pas « trésor » !
— Quand nous serons arrivés, nous serons encore en territoire ennemis… trésor. Ilse leva les yeux au ciel.
— Que ferons-nous alors ? poursuivit-elle.
— Toi tu iras où tu voudras. Moi je rentre chez moi. Il y a un bateau qui mène jusqu’aux Yolkolo, dit Odward en étirant ses jambes.
— Un bateau ?
— Oui, une grosse barque en bois qui navigue sur la mer, tu vois, les vagues, les poissons, tout ça, tout ça.
— Merci je sais ce qu’est un bateau ! Et la mer…
Cela faisait maintenant plusieurs heures que le convoi avait quitté Menstorre et le soleil se trouvait au plus haut dans le ciel. Les calèches défilaient dans l’étendu de la toile blanche, et les chiens, lancés à pleine vitesse, faisaient remuer leur fourrure dans la brise de l’après-midi. Ilse était restée muette depuis leur dernier échange. Odward, quant à lui, en avait profité pour s’assoupir contre la structure de bois. En le voyant dormir profondément, Ilse sentit le besoin d’en faire autant après les évènements de la nuit dernière, mais c’était sans compter sur ses pensées qui n’arrêtaient pas de faire la ronde dans sa tête. Le garçon se trouvait être la seule solution pour elle d’aller de l’avant. Maintenant qu’elle savait où elle allait, elle s’inquiétait de se faire rattraper par les Mensvaccum. En contrepartie, était-ce raisonnable de suivre un homme qu’elle connaissait à peine ? D’autant plus qu’il avait le don de l’énerver au plus haut point.
Il est si arrogant et insolent ! Oui, mais c’est le seul à pouvoir t’orienter. Tant pis, je me débrouillerai toute seule ! Mais tu n’as pas les moyens de te défendre. Il va falloir que je supporte ses leçons de morale. Et lui qui me parle de réfléchir par soi-même… Ilse continua de se perdre dans le tourbillon de sa réflexion, jusqu’à descendre dans les profondeurs de son subconscient.
Tout était noir, une obscurité totale. Ilse courait encore et encore. Elle courait s’en savoir où aller. Lancée à pleine vitesse, elle trébucha et tomba tête la première dans une mare de sang. Elle eut peine à se relever et à en sortir, mais dans un effort surdimensionné, elle se remit à courir en portant le poids de la matière visqueuse. Dans la pénombre, une force invisible l’obligeait à poursuivre sa course. Une voix surgit alors : « Tu as trahi Esfalt, tel Amitus tu seras châtiée ! ». D’un coup, le corps de Gunter Furis se retrouva étendu devant elle. Ilse dû bondir pour passer par-dessus et éviter qu’il ne l’arrête. L’Archimagirius reprit alors : « Tu n’es qu’une bonne à rien ! Tu n’as jamais su prendre soin de ton père. » Un feu gigantesque se dressa alors devant elle. Ne pouvant faire autrement, elle le traversa avec douleur. Mais quand elle en ressortit, une rafale de vent glacial la projeta en arrière. Ilse se réveilla en sursaut. Elle eut à peine le temps de se rendre compte que les toiles battaient fortement contre les parois, qu’Odward se tenait déjà au bord de la calèche. En un instant, il sauta du convoi en marche et disparut. Ilse se précipita à l’endroit où le jeune homme s’était tenu et le vit amortir sa chute dans une roulade. Il m’énerve ! La jeune femme récupéra son baluchon, se plaça dans le fond de la calèche, prit de l’élan et se précipita pour bondir à son tour. A la différence d’Odward, qui avait atterrit félinement dans la neige, Ilse s’écrasa violemment sur le sol, tel un oisillon ne sachant voler.
Ilse peina à reprendre ses esprits. Devant eux, le convoi continuait de filer. Elle se tourna alors vers Odward qui était enclin à un fou rire.
— Pourquoi tu rigoles ?!
Odward fit un mouvement lent du bras, allant de haut en bas, accentué d’un sifflement, pour illustrer le vol plané d’Ilse… « et BOUM !» prononça le jeune homme en se tenant le ventre.
— Très drôle ! Ilse se remit debout et balaya de gestes brusques la poudre neigeuse de sa cape.
— Apparemment je n’arriverai pas à me débarrasser de toi trésor.
La jeune femme pivota sur elle-même, les mains posées sur les hanches. Ebahie devant le paysage qui s’offrait à eux, elle ne put s’empêcher d’exprimer un « ouah ». Dans les dernières lueurs de l’après-midi, la neige était devenue plus éparse, laissant entrevoir des taches de verdure à quelques endroits.
— Où sommes-nous ?
— Nous sommes arrivés sur le territoire des Yolkal. Tâchons de ne pas nous faire repérer. Avançons par-là, indiqua le jeune homme en montrant la direction du doigt. Ensemble ils se dirigèrent vers la flore qui prenait progressivement vie à l’horizon.
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