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Le Pont de l’Enfer

  • Photo du rédacteur: Blandine R-da
    Blandine R-da
  • 26 mars 2024
  • 20 min de lecture

Dernière mise à jour : 29 mars 2024




Chapitre 1 : Tom


Jo, Tom, Alice et Margot venus directement de France pour apprécier la ville de Porto et fêter l’anniversaire d’Alice, avaient passé la nuit à faire la fête et rentraient à l’appartement qu’ils avaient loué pour le week-end. Au cours de la journée ils avaient marché le long de la Ribeira puis découvert des recoins cachés aux escaliers complexes et alambiqués. La météo, bien que mitigée, ne les avait pas empêchés d’apprécier le contour des façades colorées. La nuit tombée, ils avaient même profité des soirées agitées. Commençant par souffler les bougies d’Alice en haut d’un rooftop où les cocktails étaient tous faits à base de vin de Porto, ils avaient continué dans un pub, appelé Casa do livro, où la piste de danse était entourée d’une bibliothèque ancienne surplombée d’une boule à facette. Après avoir apprécié le concert de samba qui s’y tenait, ils avaient fini la soirée en boîte de nuit.

Ce soir-là, tandis qu’ils cherchaient le chemin le plus efficace pour revenir au AirBnB, il devenait de plus en plus difficile de s’y retrouver dans les rues à peine éclairées. Sous les effets de l’alcool - Tom concentré sur sa trajectoire, Alice et Margot riant aux éclats - Jo essayait de comprendre les indications que lui donnait le GPS. Depuis qu’ils étaient sortis du lounge où ils avaient goûté à la charcuterie portugaise, le temps s’était couvert. Le vent, devenu plus rude, avait laissé place à une pluie fine et brumeuse. Suivant les traces de Jo, ils entrèrent, comme prédis par la carte numérique, sur le Pont Dom Luis I. Sous forme d’arc de métal, il était l’image touristique de Porto. Permettant au tramway de circuler, les rails le traversaient sous un encadrement métallisé où les réverbères n’offraient qu’un faible éclairage, projetant des auréoles jaunes sur le sol. En entrant sur le Pont, Alice continuait de rire sous la pression des bourrasques provoquées par le vent. Elle tendait les bras pour se laisser porter par les mouvements de l’air tout en faisant semblant de s’envoler avec lui. Oscillant entre le trottoir et les rails, elle appelait l’attention de Margot qui riait sans craindre le froid. 

La nuit semblait emprisonner leur liberté enfantine dans un espace hors du temps. En l’absence d’étoiles, l’éclat de la lune se voilait derrière la brume épaisse, une brèche dans le royaume des ténèbres. Le panorama offert par la hauteur du ont montrait la ville dont les lumières s’éparpillaient sur les collines du fleuve comme les torches accompagnant les marches de l’Enfer.

Tom, pour sa part, non rassuré par l’effervescence du Douro, sombre et profond, qui passait sous leurs pieds, ainsi que par l’obscurité, sentit sa cage thoracique se comprimer sous la naissance de la peur, émotion d’autant plus intensifiée par la boisson encore coulante dans ses veines. Plus ils avançaient sur le Pont, plus les démons plantaient leurs griffes dans son âme. Alors que les filles s’étaient remises à commenter les formes masculines d’un garçon qui les avait fait danser en boîte, Margot dessinant des fesses dans l’air, Tom suivit les pas de Jo, plus assurés. Pour se séparer de son imagination tourmentée, il s’efforça de suivre les lignes et les cercles de lumières :

— Il fait super froid, prononça-t-il la mâchoire serrée.

— Je vous avais dit qu’il ferait froid en février, répondit Jo, le nez dirigé vers l’écran.

— Faites pas les rabat-joie, ce n’est que de la pluie. Qu’est-ce qu’il m’a donné chaud au cul l’autre avec son petit jean, enchaîna Margot, encore plus extravertie que la normale.

— On arrive dans combien de temps ? demanda Alice après avoir confirmé avec beaucoup de sérieux les propos de Margot.

— Dans une dizaine de minutes, il ne nous reste plus qu’à traverser le Pont, quelques mètres et nous serons à l’appart, répondit Jo. Ne t’inquiète pas mon amour, ça va aller, continua-t-il en direction de Tom pour le rassurer.

— C’est tellement mignon, dit Alice en formant un cœur avec ses mains. Eh ! Regardez-moi ! Si je saute, vous sautez tous avec moi et on meurt tous ensemble, c’est ne pas poétique ? dit-elle en se posant en équilibre sur le garde-corps du Pont, les bras levés vers le ciel, imitant la grande scène du film Titanic qu’elle avait vu des centaines de fois sans s’arrêter de pleurer.

« Vas-y, saute pour voir. »

— Ah, Ah, c’est pas drôle, répondit Alice.

— À qui tu parles comme ça ? demanda Jo.

— Qui vient de dire « saute pour voir » ?

— Personne, indiqua Margot.

— Je te jure que si, quelqu’un vient de me dire de sauter.

— Il faut vraiment que tu arrêtes la drogue ma poule, ça te fait trop triper.

— Dis celle qui mouille sa culotte à chaque fois qu’elle tire une latte sur un joint.

— Mais moi au moins je ne suis pas une victime perpétuelle de ma vie.  

— Pardon ? Tu peux répéter ce que tu viens de dire ? dit Alice sous forme de défit.

— Allez ça y est, elle l’a encore mal pris.

— Attendez les filles, il y a à peine une minute vous fantasmiez sur le cul d’un mec, et maintenant vous allez vous engueuler pour une voix imaginée dans la tête d’Alice ? intervint Jo en se tournant vers elles tandis que Tom en profitait pour se coller à lui, toujours aussi inquiet de la situation générale.

— Margot, parfois je te déteste ! lança Alice.

Brusquement, les lumières des réverbères se mirent à clignoter de façon espacée, puis, progressivement, avec une rapidité de plus en plus éblouissante. Le vent s’engouffra alors sous les arcs du Pont, provoquant un cri venu de l’Au-delà. Bouleversant tout sur son passage, les lumières s’éteignirent. « Courez ! » cria l’un d’entre eux. Peu importait qui l’avait dit, tous suivirent l’ordre, courant comme si la mort était à leur poursuite, les jambes poussées par le vent, le cœur palpitant comme un moteur. Puis, tout à coup, tout revint à la normale, les lumières se rallumèrent, le vent se calma. S’arrêtant dans leur élan, chacun reprit son souffle pour retrouver une respiration naturelle.

— Ouah ! C’était tellement flippant !  

— Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? demanda Margot.

— C’était quoi se truc ? poursuivit Alice le souffle coupé par ses poumons emplis de tabac et de cannabis. Jo qu’est-ce que tu fais ? Il faut qu’on redescende le Pont, c’est par là.

Jo s’était arrêté bien avant elles. A plusieurs mètres de l’endroit où elles se tenaient, il était tourné vers le sens inverse, stoïque.

— Jo, tu viens ou quoi ? hurla Margot pour couvrir le son du vent.

Mais Jo ne bougeait pas.    

— Jo qu’est-ce qui se passe ? Où est Tom ? dit Alice, les mains autour de la bouche pour se faire entendre.

Il ne répondit pas, il ne se retournait pas non plus pour leur faire face.

— Viens, ordonna Margot à Alice.

Ayant plus envie d’avancer pour sortir du Pont que de retourner en arrière, les deux jeunes femmes redescendirent pour rejoindre Jo. Plus elles s’en approchèrent plus elles entendirent sa voix qui criait : « Tom ! Tom, où es-tu ? ».

— Jo ? Qu’est-ce qui se passe ? répéta Alice en arrivant à son niveau.

— Je ne vois pas Tom, il a disparu.

— Mais non il n’a pas disparu, intervint Margot. Il n’a pas pu, on était tous ensemble. Il a peut-être couru plus vite que nous, ce trouillard.

— Attends je l’appelle, dit Jo.

Reprenant le portable qu’il avait gardé dans la main, il chercha le numéro de Tom dans le répertoire avant de téléphoner. Les filles entendirent les bips lointains se prolonger au long des secondes puis la messagerie vocale.

— Il ne répond pas.

— Putain, il fait chier ! s’exclama Margot.

— Je propose qu’on l’attende, dit Jo.

— Qu’on l’attende ? Mais on ne sait pas s’il est derrière ou devant nous. Et moi, il faut vraiment que je sorte de ce Pont de l’horreur. Je dis, on l’attend à l’appartement, insista Alice.

— Non, il faut qu’on le retrouve, affirma Jo. Venez.

— T’es sérieux Jo ? gronda Margot.

— Allez, venez !

Tous trois continuèrent le chemin inverse, retraversant tous le parcours qu’ils avaient fait en courant. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’ils aperçurent une ombre sur le sol. Jo alors se précipita, les filles sur ses pas.

Jo hurla, un cri déchirant, arrachant le font de sa gorge, brisant l’air de ses poumons, cassant les battements de son cœur. Un hurlement qu’un être humain ne peut seulement produire sous le coup d’une souffrance sans nom : le corps de Tom gisait sur le sol, un poignard planté dans la poitrine.

— Oh mon Dieu ! échappa Alice, joignant les mains de stupeur.

— Putain de merde ! cria Margot.

— Tom ! Tom ! continuait de hurler Jo à l’agonie, secouant le corps de celui qu’il aimait comme s’il allait revenir à la vie.

Ses yeux étaient restés ouverts, regardant dans le néant sans aucune expression, sans aucune âme ; aussi froid que la pluie qui explosait sur son cadavre, aussi froid que la peur qui l’avait torturée peu avant de mourir. Son sang, encore chaud, s’écoulait sur le sol, suivant la trajectoire du courant porté par la tempête.

Ils ne se rendirent pas compte qu’à quelques mètres d’eux se tenait une créature gigantesque, une tête de buffle avec des cornes et des poils aussi rudes et noirs que les ténèbres. Il les fixait, se délectait, s’amusait de la situation. 

—     Jo relève-toi, il faut appeler quelqu’un, balbutia Margot.

Mais Alice avait déjà pris les devants. Composant le numéro d’urgence, elle actionna le haut-parleur sur l’écran recouvert de pluie. Jo, lui, restait allongé sur Tom à pleurer, ne se résignant pas à le quitter. « Pourquoi ? », « Qui a fait ça ? » répétait-il.

La créature musculeuse continuait de les observer.

Au bout du fil, un grésillement indiqua que quelqu’un avait décroché :

—    Allô ! Vous m’entendez ? Mon ami vient d’être assassiné, articula Alice pour se faire entendre malgré le vent, la pluie et la panique.

Personne ne répondit.

—     Vous m’entendez ? insista-t-elle.

—   Peut-être que tu n’as pas de réseau, intervint Margot qui s’était rapproché pour écouter la conversation.

—     Allô !

Un nouveau grésillement, une voix rauque, comme un souffle qui caresse la nuque, qui glace le sang : « Aucun d’entre eux n’a survécu, aucun ne va survivre, ni ne survivra. 82, 53, 24, 95. Puis le cycle recommencera quand le Pont se redressera. » - Une respiration longue – ça raccroche - le bip de la ligne coupée qui se prolonge.

Margot et Alice se regardaient bouche bée, la terreur au creux des entrailles. Alice, paralysée et toute tremblante, laissa tomber le téléphone qui se brisa dans une flaque d’eau.

—     C’était quoi ça ? paniqua Margot.

—  C’est pas possible, c’est juste une blague, ça ne peut être qu’une blague, poursuivit Alice.

—     Les filles.

—    Comment ça une blague, Alice ! Tu vois bien que Tom a un putain de poignard dans le corps ! Les prochains c’est nous.

—     Les filles.

—  Commence pas Margot, je suis sûre qu’il y a une explication logique ! reprit Alice en essayant d’allumer son joint malgré la tempête.

—     Les filles.

—     Quoi ?! hurlèrent-elles en direction de Jo.

—     Regardez.

Elles n’avaient pas prêté attention. Jo s’était relevé et pointait du doigt les rails le long desquelles le sang de Tom s’écoulait, se métamorphosant en lettres, pour écrire : « La mort est à celui qui refuse la peur. »  








Chapitre 2 : Alice


Alice s’était remise à boire. Se noyant dans la bouteille de vodka qu’elle avait soigneusement cachée dans son sac au cours de la soirée, elle titubait encore plus qu’au moment où ils étaient sortis de boîte de nuit. Jo, pour sa part, ne pouvait s’empêcher de pleurer sur l’épaule de Margot qui tentait de le consoler : « Pourquoi ? », « Pourquoi lui ? » n’arrêtait-il pas de renifler.

—     Il faut que l’on trouve quelqu’un Jo, ça va aller.

—     Laisser… son…son corps, là…b…bas, essayait-il d’articuler.   

—     Alice tu viens !

Mais Alice était tellement déconnectée de la réalité que la voix de Margot résonnait en écho comme si elle s’était trouvée dans un bocal. Les réverbères se multipliaient dans une danse psychédélique, le reflet des lumières formait un arc-en-ciel de jaune, de bleu et de vert. Alice ne voyait plus rien, même les rails du tramway se confondaient avec l’obscurité.

—   Tu sais que tu te fais du mal toute seule ma poule !

—   T’es pas ma mère ! marmonna-t-elle, la bouche rendue pâteuse par l’alcool et le cannabis.

« Qu’est-ce qu’elle dirait ta mère Alice ? »

—    Laisse-moi tranquille !

—   Ma poule, arrête de boire, tu ne m’aides pas là. Il faut trouver quelqu’un.

—  Qu’est-ce que t’en à foutre de ce que dirait ma mère ?

—   Tu délires totalement. Jo, il faut que l’on avance.

—   Comment je vais faire pour vivre sans lui ? disait-il.

—    Arrête de te plaindre, on dirait une fille ! articula Alice avant de reboire une gorgée de vodka.

« Connasse ! »  

—     Moi ? Je suis une connasse ?

—    Personne ne t’a traitée de connasse, dit Margot. Mais c’est bien que tu t’en rendes compte. Au lieu de te lamenter, Alice, tu devrais plutôt réfléchir à la voix. Qu’est-ce qu’elle disait déjà ? « Aucun d’entre eux n’a survécu… », je ne sais pas quoi, et les nombres, c’était quoi déjà ? 24, 95. Il a parlé de cycle, non ?

—     Allez tous vous faire foutre !

—     Super ça, ça aide grandement.

—   Qu’est-ce que ça peut faire ! De toute façon on va tous mourir ici, intervint Jo.

—  Et qu’est-ce que ça voulait dire ce message sur le sol : « La mort est à celui qui refuse la peur » ?

— Quelle soirée de merde ! Quel anniversaire de merde ! Et dire que ma famille voulait m’organiser un repas dans un chalet en montagne, et je me retrouve avec vous deux, perdus, et Tom est mort !

« Sale gosse de riche ! »

Ils arrivaient maintenant à distinguer l’éclairage du Jardim do Morro, une lueur d’espoir aux portes de l’Enfer. Néanmoins, la confusion ne faisait que s’accentuer : Margot, qui avait lâché Jo, s’exécuta pour aller soutenir Alice qui ralentissait la marche.

—     Je n’ai pas besoin de ton aide !

« Tu n’as jamais eu besoin de l’aide de personne. N’est-ce pas, Alice ? Tu es trop bien pour ça ! »

—  Non je n’ai besoin de l’aide de personne !

—    Calme-toi ma poule, sinon je te laisse là.

—   A qui tu parles comme ça ? Margot, attends, je crois que les voix dans la tête d’Alice sont revenues, s’aperçut Jo.

« Personne ne t’a jamais aimé. »

Alice s’effondra dans les bras de son amie.

—     Vous ne m’avez jamais aimé !

—     Putain Alice. Tom vient de mourir et toi tu viens nous emmerder avec tes illusions à la con !

— Tom t’aimait tellement Jo. Tu as tellement de chance.

—   De la chance ! De la chance ! Il est mort ! explosa Jo.

« Tu n’es même pas capable d’être une amie fidèle. »

—     Je n’ai jamais été une bonne amie.

—   On n’a pas le temps pour tes conneries. Jo, tu as réfléchi au message ?

—  C’est clair, non ? Tom a eu peur du Pont, et il est mort, apparemment il n’est pas le premier et il ne sera pas le dernier. Voilà ce que ça veut dire.

« Ils vont te laisser toute seule ici. » 

—     Ne me laissez pas toute seule !

—   Personne ne va te laisser toute seule Alice.     

Promptement, le vent se leva, encore plus intense, s’engouffrant dans toute la longueur du pont. Tellement puissant qu’il était impossible de succomber à la pression. Sous la pluie virevoltante, les trois amis furent propulsés vers l’arrière d’une telle force qu’Alice, malgré le soutien de Margot, trébucha et se retrouva à plat ventre sur la ligne de tram. À nouveau, les lumières se mirent à clignoter. Toute la structure du Pont tremblait, vibrait, jusqu’à ce qu’une pièce de métal s’en arrache pour voler, rebondir, taper puis atteindre Alice en pleine poitrine. Une souffrance déchirante prit alors possession d’elle au point qu’un cri guttural sortit du fond de ses entrailles.

—     Alice, tu vas bien ? s’inquiéta Margot.

Mais elle n’allait pas bien. Elle hurlait de douleur et le vent continuait de provoquer le diable. De plus en plus fort, Jo et Margot durent s’accrocher au garde-corps pour ne pas s’envoler.

« Tu es en colère contre qui Alice ? Contre toi-même ou les autres ? »

Elle continuait de hurler contre les bourrasques quand la douleur se propagea dans l’ensemble de son corps, de la racine de ses cheveux jusqu’aux orteils.

—   Alice relève-toi ! cria Jo pour se faire entendre.

Elle se tordait dans tous les sens, luttant contre la bête qui s’emparait de son âme, brûlante, ardente. Malgré les spasmes qui la traversèrent, la jeune femme se releva avec difficulté, une main soutenant sa poitrine. Vacillant d’un côté puis de l’autre, des gouttes sur son front luisaient, se fondant avec l’humidité de la pluie sur son visage.

—     Ça brûle ! hurla-t-elle.

Jo et Margot, toujours en prise avec la pression du vent, ne pouvaient lâcher le garde-corps pour aller la rejoindre sans prendre le risque de se mettre en danger.

« Tu n’as jamais su faire les choses correctement, Alice. Tu t’es toujours cachée derrière tes réussites, mais dans le fond, tu es faible. »

—     AAAHHHHHHRRRGGG !

Les pieds d’Alice venaient de prendre feu.

—     Jo ! Regarde ! signala Margot.

Jo avait vu. Voulant aider son amie à tout prix, il s’écarta de la rambarde mais c’était peine perdue. À peine avait-il fait un pas en avant que le vent le ramenât en arrière, le plaquant contre l’un des réverbères. Alice continuait de hurler, les flammes remontant le long de ses jambes, atteignant à présent ses genoux.

Au loin, à la lueur d’un lampadaire, l’ombre de la créature à cornes était revenue, observant en spectateur passif.

—    Jo, fais quelque chose ! insista Margot.

—     Je ne peux pas !    

Alice, au milieu des rails continuait de prendre feu. « AH, AH, AH », la voix riait aux éclats dans sa tête. Un rire fou, incontrôlé et glacial. À présent, les flammes s’étaient emparées de la globalité de son corps.

—  Je te déteste ! cria-t-elle avant de s’avancer douloureusement, péniblement, vers Jo et Margot.

Lors d’un instant ils pensèrent qu’elle réussirait à les rejoindre pour qu’ils puissent l’aider, mais elle s’arrêta à quelques mètres d’eux, passa sa jambe en feu par-dessus le garde-corps et se laissa tomber. Son corps ardent chuta, illuminant la pénombre, éclaircissant la surface du fleuve. Ce n’est que lorsqu’elle s’engouffra dans les profondeurs du Douro qu’elle s’éteignit comme une étincelle. Son corps avait disparu.

Le vent et la pluie alors se calmèrent, les lumières se figèrent.

Jo et Margot, retrouvant leur liberté de mouvement, se hâtèrent pour regarder les eaux sombres à l’endroit où Alice avait sauté mais ils ne virent rien. La surface était aussi lisse qu’une route goudronnée.

—     Alice ! appelèrent-ils en chœur.

—     Putain Jo, c’est pas vrai ! Alice !

Soudainement, le Douro se mit à reculer. Il se vidait, poussait les eaux vers la ville. Le fleuve en sortant de son lit, envahit les quais, les rues et les escaliers alambiqués. Au bout de quelques minutes, le fleuve se mobilisa.

—     C’est quoi se délire ? cria Jo.

Margot n’eut pas le temps de réagir. Le fleuve se remit en mouvement. C’est alors qu’une vague se forma au loin, grandissante, de plus en plus colossale. Elle fonça alors droit sur le Pont. Pris par la peur, les deux amis coururent vers le côté opposé pour s’en éloigner, même s’ils avaient conscience que cela ne leur servirait à rien. La vague se rapprocha, se rapprocha, puis s’arrêta. La même voix rauque et glaciale que peu de temps avant ils avaient entendu sortir du téléphone portable d’Alice résonna. La vague vibra : « 1882, de leurs mains ils érigèrent le Pont, mais de leur malheur il les emporta. 1953, de leur orgueil ils s’aventurèrent, mais sur le Pont, l’accident leur enseigna que le danger n’est qu’à un pas. » Le message transmit, la vague rapetissa pour se reloger avec calme et douceur au creux de son lit. Tout fut fini.

Margot pleurait, ressentant un grand vide au fond d’elle-même. Elle ne savait plus quoi faire, paralysée par le désespoir de ne trouver aucune issue fiable à toute cette horreur.  

—     Margot, Margot, regarde !

Elle se tourna vers Jo qui lui indiquait le sol. Des lettres dessinées par des flammes marquaient : « La mort est à celui qui se soumet à la colère. »     




Chapitre 3 : Margot et Jo


On entendait le son de la pluie couler sur les trottoirs. Jo et Margot avançaient d’un pas lent le long du Pont. Ils étaient trompés de la tête aux pieds. Plus rien n’allait. Ils avaient perdu Tom et maintenant Alice. Qu’allait-il se passer à présent ? Quelle option leur restait-il ? Tous les deux plongés dans un état second, chacun se demanda comment il serait possible qu’ils sortent, soit l’un soit l’autre, ou bien les deux, vivants de cet Enfer.

—     Jo, je crois que l’on va devoir résoudre l’énigme.

—     Quelle énigme ?

—     Les messages, la voix…

—     Margot, j’ai peur.

—     Moi aussi Jo.

Un éclair éclata dans le ciel et le vent passa. L’écho marqua le début d’une pluie torrentielle. Seuls les réverbères et la structure métallique étaient nettement visibles, mais pour le reste, les lumières et le dessin de la ville se perdaient derrière le rideau de balles à blanc. Margot éternua avant de reprendre :

—     Jo, ce ne sont pas des accidents. Alice avait raison, il doit y avoir une explication logique à tout ça.

—     Qu’est-ce que l’on a bu ce soir ?

—  Sérieux Jo, c’est de ça dont tu te préoccupes ?

—  Parce que je crois qu’on nous a drogués. Ça expliquerait toutes ces hallucinations.

—    Comment tu expliques les morts de Tom et d’Alice alors ?

—    Elles font partie de nos hallucinations. Est-ce qu’on n’aurait pas passé la soirée que tous les deux ?

—     C’est impossible Jo.

Margot éternua à nouveau mais ne se rendit pas compte qu’un mollard injecté de sang venait de s’écraser sur le sol. Jo passa son bras autour de ses épaules et la cajola :

—    Ça va aller, tu verras, on va s’en sortir. Regarde, nous avons bientôt atteint la fin du Pont. Dans quelques rues nous serons à l’appartement et nous pourrons oublier toute cette histoire.        

Tandis qu’il accélérait le pas, Margot fut prise d’une quinte de toux surprenante et grasse à en vomir.

—     Tu vas bien ?

—   Oui…oui ça… ça va, articula-t-elle entre deux toux. J’ai juste eu froid avec toute cette pluie et ce vent. Il faut qu’on se concentre sur l’énigme.

—   Oui tu l’as déjà dit. Mais ça ne nous aidera pas, on est bientôt arrivés.

—     Attends…

—     Qu’est-ce qu’il y a ?

Margot s’arrêta net.

—   Il disait : « 1882, de leurs mains ils érigèrent le Pont, mais de leur malheur il les emporta. 1953, de leur orgueil ils s’aventurèrent, mais sur le Pont, l’accident… » ça doit forcément avoir un sens.

—     Tu te prends trop la tête, arrête.

—     Il faut qu’on retourne en arrière.

—   T’es pas bien ou quoi ? On est à deux doigts de la sortie.

—  « … 82, 53, 24, 95. Puis le cycle recommencera quand le Pont se redressera », c’est ce que la voix disait.

Elle éternua à nouveau.

Le buffle était réapparu mais ni l’un ni l’autre ne s’en aperçut. Il continuait de les surveiller, de la fumée sortant de ses larges narines, ses cornes étincelantes sous les faibles rayons de la lune.

—   Il faut que l’on comprenne Jo. Nous devons retourner là où Alice et Tom sont morts, nous devrions trouver des indices.

—    Tu es en train de me dire que tu veux retraverser tout le Pont ?

—   Jo, c’est la seule solution. Je ne partirai pas avant de comprendre. Nos amis sont morts !

— Margot, chérie, tu débloques totalement. Laisse tomber cette histoire et avançons s’il te plaît.

—   Non Jo, quelqu’un nous a retiré nos amis. Je veux savoir pourquoi. Pourquoi nous, pourquoi eux, pourquoi ce soir, pourquoi ici.

—    Ça ne sert à rien.

Mais elle n’écoutait pas, elle fit volte-face et entreprit de remonter le Pont. Jo se précipita derrière elle pour la rattraper. Le buffle, les bras croisés, les regarda d’un air amusé, ses cornes secouées par les grognements qui lui servait de rire. La jeune femme courrait presque, pressant le pas de Jo qui essayait en vain de la retenir :

—  Qu’est-ce que tu espères y trouver exactement ?

—    Je ne sais pas, mais si on sort vivant de ce Pont, je veux pouvoir raconter ce qui s’est passé.

La fin de sa phrase resta inaudible car une nouvelle quinte de toux l’étouffa, l’obligeant à se pencher en avant pour cracher. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle s’aperçut que sa salive était emplie de sang.

—    Margot, ça va ? Viens, il faut rentrer maintenant.

Décidant de ne rien dire sur son état, elle reprit le contrôle d’elle-même :

—  Ce n’est rien, ne t’inquiète pas. Continuons.

Puis elle reprit sa route d’un pas déterminé.  

Arrivés à mi-chemin entre la sortie et l’endroit où Alice s’était jetée du Pont, Margot ne pouvait plus maîtriser ses éternuements et sa toux. Jo, ayant vu le sang recouvrir les mains de son amie, avait continué d’insister pour redescendre, néanmoins, il était toujours aussi absurde de croire que Margot changerait d’idée. Il ne comprenait pas en quoi consistait son objectif. Elle restait convaincue que les messages faisaient l’objet d’une énigme alors que, de son point de vue, ce n'était juste que le reflet d’un avertissement, d’un mauvais présage. Il savait que la priorité était de se sauver. Leur divergence était impossible à dénouer.

—   Chérie, tu ne vas pas bien. Il faut qu’on t’emmène à l’hôpital. Tu craches du sang, regarde !   

—   Je ne partirai pas avant d’avoir compris quel est le problème ! Tu comprends ? hurla-t-elle. Alors, soit tu me suis, sois nos chemins se séparent ici.

Jo ne se laissa donc d’autre choix que celui de rester avec son amie.

Ils avaient presque atteint le milieu du Pont quand Margot expulsa un bout de chair de son nez.

—     Putain qu’est-ce que c’est que ce truc ! s’exclama Jo.

—     Laisse tomber, on est bientôt arrivés.

Mais Margot tomba à genoux sous le poids de sa nouvelle quinte de toux. Le son sortant de sa gorge était gras, rauque. Puis, il se transforma, elle déglutissait à présent. Tel un chat enclin à une boule de poils, elle avait du mal à respirer. Son souffle devenait de plus en plus sec, de plus en plus préoccupant. « Margot, relève-toi ! » criait Jo en s’agitant autour d’elle. « Respire ! » n’arrêtait-il pas de répéter. D’un coup, un autre bout de chair fit son apparition dans la gorge de Margot qui restait à quatre pattes au milieu de la voie de tram. Celui-ci fut poussé du fond de ses entrailles par une nouvelle toux, il sortait à présent de l’orifice. La bouche pleine, Margot articula comme elle pouvait : « à l’aide ! ». Jo se précipita vers elle. Il regarda le visage déformé de la jeune femme : ses yeux sortaient de leur orbite, ses lèvres s’écumaient et s’écartaient de plus en plus, les veines explosaient sur son front. Il ne vit alors d’autre solution que celle de tirer sur la chair. Attrapant l’extrémité qui sortait de sa bouche, le fil de chair se déroula sur le goudron. Au fur et à mesure que le jeune homme tirait, les boyaux se déversaient sans fin. Margot, malgré son étouffement hurlait de douleur. Jo avait maintenant extrait plus d’un mètre de chair. Ne pouvant laisser son amie dans cet état, il se convainquit que le mieux était de continuer, mais cela devenait interminable. Rongée par la douleur, Margot se contracta, allongée sur le sol, toute sa cavité brûlait, comme des lames de rasoir qu’on aurait soudées les unes aux autres. Bientôt, sous la pression des boyaux sortant de sa bouche, Margot éjecta la majorité de ses dents. Elle pleurait. « C’est fini, chérie » dit Jo pour la clamer. En effet, il apercevait la fin de la chair. Il tira une dernière fois puis se fut terminé. Deux mètres de boyaux s’étendaient maintenant le long des rails. Margot était à bout de souffle. Jo s’approcha d’elle pour l’aider à se relever. Mais au moment où il lui attrapait le bras, les boyaux se mirent en mouvement. Bouche bée devant le phénomène, ils restèrent stoïques. D’un coup, le fil de chair fonça sur Margot et s’accrocha autour de sa gorge, la souleva pour la suspendre autour des barres de métal qui soutenait les câbles du tram. Margot s’agitait tentant de desserrer l’emprise de celui-ci.  En vain. Toute la structure se mit à vibrer. Jo, ébahi, resta sur place sans savoir quoi faire. Cette dernière commença alors à s’étirer, à prendre de la hauteur. Margot, toujours suspendue par ses propres boyaux montait, montait, montait. Ayant presque atteint les nuages, le vent souffla. Il souffla tellement que le métal se pencha dans un craquement sonore au-dessus du Douro. Promptement, un grésillement envahi la nuit en écho. Seul Jo comprit alors qu’il provenait des haut-parleurs reliés aux câbles du tram : « 2024, de leur immaturité ils traversèrent le Pont, mais la mort leur déroba leur innocence. 2095, de leur mémoire, l’histoire continuera. » Jo continuait d’observer Margot suspendue, ses jambes pédalant dans le vide. Cette dernière sentit l’étreinte de la chair se resserrer davantage autour de sa nuque, puis en quelques secondes tout fut terminer. Margot ne respirait plus. Son corps inerte pendait telle une poupée de chiffon. Le vent retraversa le couloir du Pont puis la structure métallique reprit sa forme initiale dans une longue vibration. Les boyaux lâchèrent leur emprise et le cadavre de la jeune femme tomba sur le sol. C’est alors qu’ils serpentèrent sur le sol et formèrent les lettres suivantes : « La mort est à celui qui de sa frustration s’empêche d’avancer. »

 

Jo marchait jusqu’à la sortie du Pont, le pas trainant. Même l’envie de survivre à tout ce désastre n’était pas suffisamment forte pour lui donner l’énergie de prendre ses jambes à son cou. De toute façon, que lui restait-il ? Il venait de perdre l’amour de sa vie et ses deux meilleures amies. Qu’allait-il raconter en France, à la famille des défunts ? Lui-même n’était pas sûr d’avoir la volonté de : rentrer à l’appartement seul, revoir leurs affaires, reprendre l’avion assis à côté des sièges vides. Les nuages étaient maintenant tellement épais que la lune se cachait, informe, sans brillance, sous la profondeur de la nuit. Il s’était arrêté de pleuvoir, et le vent avait disparu. La température était presque douce, voire elle se réchauffait au fur et à mesure que Jo avançait sur le trottoir. Des gouttes de sueur luisaient sur son visage au moment où il aperçut les derniers mètres qui le séparaient de la terre ferme. Porto était redevenu paisible, une ville dont on pouvait imaginer les habitants dormir à poing fermé jusqu’au lever du jour qui n’allait pas tarder à s’éveiller.

              Suite à un long soupire désespéré, Jo fut interpellé par une silhouette se découpant dans la densité de la pénombre. Elle était noire et difficile à identifier. Plus il s’en approcha, plus il distingua la forme gigantesque, poilue, cornue, bestiale, du buffle dont les narines soufflaient de la vapeur. Jo s’arrêta net, à deux mètres de la créature. À fleur de peau, le système émotionnel du jeune homme était complètement enraillé, il ne savait plus quoi ressentir entre la peur, la colère, la tristesse… Tout s’embrouillait. En cet instant, plus rien n'avait de sens. Peu lui important. Qu’il meurt s’il devait mourir, qu’il vive s’il devait vivre. Dans tous les cas, il espérait que cela se fasse vite et sans douleur. Ce n’est que plusieurs secondes plus tard, qu’il se rendit compte que la créature tenait un fusil de chasse à bout de bras, pointée vers lui. Jo ne bougea pas, il ne paniqua pas non plus. Il accepta ce qui allait suivre. C’était la fatalité. C’est alors que la créature ouvrit la bouche et dit : « Alors qu’as-tu pensé de cette visite touristique ? Tu as appris des choses sur l’Histoire du Pont ? » Jo ne répondit pas. « Alors comme tout bon guide qui se respecte, je vais conclure. Le Pont Dom Luis I fut érigé entre 1880 et 1888. Certains ouvriers, en 1882 précisément, sont morts sous le poids des travaux. En 1953, un couple de riches héritiers traversait le Pont dans l’une des premières automobiles et percuta un enfant de huit ans, ils perdirent le contrôle de la voiture et se noyèrent dans le Douro. 2024, quatre amis affrontèrent le Pont après une soirée chargée d’alcool et de drogue. 2095, le Pont s’écroulera lors de la fête nationale du 25 avril faisant une centaine de morts. Puis il sera reconstruit. » Jo n’en croyait plus ses yeux, ni ses oreilles. Le buffle poursuivit alors : « Maintenant, il ne te reste plus qu’à décider. » Il pointait toujours son arme sur la poitrine de Jo. « Vivre ou mourir, tu as le choix. Le choix entre la mort ou la culpabilité. » Jo fit son choix et la détonation rompit l’obscurité.


Blandine ROUX DE ALMEIDA

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