Chapitre 1 - Partie 1
- Blandine R-da
- 18 mars 2023
- 16 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 avr. 2023
La double évasion de Menstorre

— […] Il faut nous protéger d’eux, les réduire en esclavage, les éloigner de l’influence d’Amitus et ainsi leur montrer le seul et unique chemin qui les sauvera après la mort.
— Gloire à Esflat ! s’écria Zacharia en se mêlant à la foule.
— Mes chers Mensvaccum maintenant que la vanitas est dite, réjouissons-nous de cet instant. La nuit tombante, nous chanterons sous la lune la parole d’Esfalt.
Le jeune homme avait écouté la vanitas avec lassitude, se disant que les récits devenaient davantage poussiéreux. Le blond de ses cheveux recouvrant son visage, il se fraya un chemin pour sortir de la foule, enclin au cheminement de ses pensées, bien dissimulées au fond de son esprit. L’Achimagirius revenait toujours sur l’Histoire d’Esfalt et de Cisne en prêchant la bonne parole, enracinant ainsi les mœurs avec lesquels Zacharia, comme les autres Mensvaccum, avait grandi. Très tôt, tant sa mère que les maîtres d’école lui avaient instruit les textes du VANITATUM, l’obligeant aussi à assister à chaque célébration.
Remontant le col de son lourd manteau et glissant les mains dans les poches, Zacharia continua son chemin pour s’éloigner de l’assemblée qui paraissait maintenant plus éparse. Tiré de son introspection, il repéra, à quelques mètres de là, une jeune femme cachée sous une cape rose pâle recouvrant une robe en laine. Quand il l’eut reconnue, il l’interpella :
— Ilse !
Son amie se retourna pour chercher d’où venait le garçon dont elle avait identifié la voix. Son teint de porcelaine, aux pommettes rosées par le froid, était entouré d’une chevelure blond vénitien, rappelant ainsi l’aurore sur le sommet des montagnes.
— Zacharia, je t’ai déjà demandé d’être plus discret, chuchota-t-elle en jetant des regards furtifs par-dessus son épaule.
— Rassure-toi, je suis sûr que personne ne t’a vu.
— On ne peut pas nous voir ensemble, tu le sais bien.
— Tu te souviens quand après les cours de Monsieur « tête de piaf » nous nous cachions derrière le préau pour fumer ? Ton père n’en a jamais rien su.
— Hum… La Belle Époque, ironisa-t-elle devant la mélancolie de Zacharia.
— Comme tu dis. Et maintenant que ta mère n’est plus là pour faire barrage …
— Zach, prononça-t-elle avec tendresse. Après tant d’années tu dois accepter que les choses ne soient plus pareilles.
Zacharia écarta une mèche de cheveux pour dégager le visage d’Ilse. Il se rendit compte qu’une tache bleutée était présente sur le côté de sa joue.
— C’est encore lui qui t’a fait ça ?
— Hum… Hier j’ai essayé de lui dire que je refusais de me marier avec Aténon.
Zacharira émit un soupir avant de continuer :
— Et c’est prévu pour quand ?
— Dès que l’Archimagirius aura choisi une date pour la vanitas.
— Moi non plus je ne veux pas que ça arrive, dit-il en resserrant l’étreinte de sa main sur son visage.
— Arrête ! Il faut que je parte, le repoussa-t-elle avant de s’éloigner.
Zacharia, ayant à cœur de prolonger ce moment si rare sans vexer son amie, la rattrapa :
— Alors, comment tu as fait pour sortir de chez toi ?
— Mon père se repose.
— Et s’il se réveille et que tu n’es pas rentrée, il va te faire la même chose ?
— Tu ne peux pas comprendre.
Ilse remonta sa capuche et serra le bout de son col.
— Je dois rentrer avant que mon père ne se réveille, conclut Ilse. À bientôt Zach.
Elle lui fit une bise et suivi sa route.
— Au revoir, murmura-t-il en la regardant partir.
En quittant la place, Ilse se hâta de poursuivre dans une allée pour prendre la rue de la boulangerie, où une odeur de four chaud cajola ses craintes. Dans la vitrine, l’artisan s’activait à mettre en place les différents pains. Il y en avait des ronds, des longs, d’autres qui laissaient entrevoir une mie moelleuse. Ilse tourna à l’angle de la rue avec un nœud à l’estomac, repensant à l’esclandre de son père qui lui avait valu plusieurs coups de canne. Il y a quelques jours, tandis qu’elle était allée faire ses courses sur le marché, Ilse avait croisé cinq membres de la Brigade Magirius, qui faisait régner la loi à Menstorre. La bande l’avait violentée avant de racketter toutes ses provisions. Quand elle était rentrée, encore sous le coup de l’émotion, son père avait très mal accueilli la nouvelle. Dans ces moments-là, Ilse restait la plus silencieuse possible de peur d’attiser encore plus la flamme. Pourtant, depuis qu’on lui avait appris qu’elle n’aurait d’autre choix que d’épouser Aténon, un homme qu’elle connaissait que très peu, mais qui avait tous les honneurs de l’Archimagirius, une voix était apparue, résonnante comme un tambour dans sa tête, lui priant toujours plus fort de faire en sorte que tout cela cesse.
En redescendant sur les pavés gelés, elle croisa des enfants courant en direction de la place, des drapeaux rouges avec le symbole du M et du V à la main. Quelques mètres plus loin, elle passa devant l’écriteau indiquant : « FURIS GUNTER, EX-MAGIRIUS », ouvrit le portillon et traversa l’allée. L’ancien statut de son père, maintenant à la retraite, leur avait permis de s’installer dans l’un des quartiers les plus convoités de Menstorre. Mais il avait fallu peu de temps avant que la belle petite demeure des Furis finisse par s’effriter au regard de la maladie qui le rongeait.
La jeune femme pénétra alors dans l’agencement rudimentaire de la maison où tout semblait usé et sans âme. Le peu de meubles présents dans la pièce à vivre avait été installé de façon à en faciliter l’accès. On notait deux misérables fauteuils près de la fenêtre, une table à manger rongée par les mites et deux chaises en bois. Dans le fond, une porte laissait deviner une chambre à coucher.
En accrochant la cape au portemanteau, elle se pencha pour jeter un œil vers la chambre : son père dormait encore. Ouf !
De toute manière, Zacharia ne comprend jamais rien ! se dit-elle, en ressassant la conversation que trop de fois ils avaient eue, ce qui fit monter la colère en elle. Elle se dirigea donc vers la cuisine et enfila un tablier_ Une barque, seule, naviguant au milieu des eaux profondes et pleines de mystères d’Infutinis. _ Après avoir trouvé un moule à tarte dans l’un des placards, Ilse récupéra les oignons, saisit un couteau de cuisine et commença à les couper avec rapidité. _ Le même couteau que je planterais bien dans le cœur de Zacharia pour oublier toutes les fois où nous avons ri ensemble. _ Les martellements du couteau marquaient les battements de son cœur_ Le vent de la mer caresser mon visage et le soleil réchauffer ma poitrine. Voguer sans savoir où aller _ Elle se mit ensuite à travailler la pâte à tarte qu’elle avait laissée reposer sur le bord du coin d’eau. _ La lame plongée dans celui de la voisine qui sait tout, voit tout, mais qui n’a jamais agi pour que tout s’arrête. _ Elle récupéra une poignée de farine dans un des pots pour la jeter sur la pâte_ L’élan des vagues me poussant vers la liberté _La pâte était à présent malaxée à l’extrême. _ Ce mariage n’est que le passage d’une cage à une autre.
C’est à ce moment-là qu’un bruit de canne claquant sur le sol retentit derrière elle.
— Ah, vous voilà levé père.
Gunter Furis était un homme d’une soixantaine d’années au teint blafard et gris. Malgré son âge il paraissait vingt ans de plus. En effet, son corps courbé était soutenu par sa canne qu’il tenait fermement de la main droite ; son visage, lui, se devinait derrière des filaments de cheveux jaunis.
— C’est à cette heure que tu commences à faire le repas ? siffla-t-il.
— Je ne voulais pas vous réveiller alors que vous dormiez, dit-elle en étalant la pâte. Elle insista particulièrement sur les contours qui refusaient de prendre la forme du moule.
—Tu parles ! Je t’ai appelé tout à l’heure tu n’arrivais pas !
— Je m’excuse père, que me vouliez-vous ?
— Je voulais que tu viennes pour calmer mes os. Quelle bonne à rien ! Toujours pareil avec toi.
Ilse avait arrêté d’insister sur la pâte, qui avait définitivement décidé de ne pas se plier aux exigences du contenant.
— Pardon, répondit-elle en se retournant vers son père. Je ne voulais pas vous paraître désobligeante, je sais que vous souffrez beaucoup.
— Souffrir ? Ah ! C’est plutôt ton manque d’utilité qui me donne des douleurs. Où étais-tu sale ingrate ? Tu es encore sortie sans ma permission ? dit-il en s’approchant d’elle au point qu’elle sente son souffle sur sa bouche.
— Je … je voulais…
— Tu voulais ?!
— … la célébration d’Esfalt comme nous avions l’habitude de faire par le passé.
— Et puis quoi encore ? N’est-ce pas ton devoir envers Esfalt d’obéir à ton père ? répliqua-t-il en levant la canne au-dessus de sa tête avant de l’abattre sur le rebord de la cuisinière manquant de peu l’épaule d’Ilse.
Dans un sursaut, elle fixa son père de ses yeux bleu azur dans lesquels se traduisait le supplice.
_L’eau, le vente, le soleil. _
— Il faut en plus que tu ailles jouer les salopes ?
— Père, je ne le referai plus, je vous le jure, supplia-t-elle.
_ Le couteau. _
— Bien entendu que tu ne le referas plus !
Mais au moment où il s’apprêtait à lever à nouveau la canne pour ne pas rater Ilse cette fois-ci, instinctivement, elle se retourna pour attraper le couteau sur la cuisinière. En pivotant sur elle-même, le bras tendu en avant, elle trancha la gorge de son père dans son mouvement. Les yeux de Gunter Furis, se reflétant dans ceux de sa fille, s’écarquillèrent pour laisser entrevoir autant de stupeur que de terreur. Il tomba à genoux devant la jeune femme qui recula d’effroi. Pour la première fois, ils se comprenaient, ressentant la même confusion. Pendant un instant, le temps s’arrêta et les larmes commencèrent à humidifier le visage d’Ilse. À la vue de l’ultime lueur d’espoir qui illuminait le regard de son père, elle dit fermement : « Chaque fois de trop nous poussait un peu plus vers ce moment père. »
Elle poussa un cri de rage, s’agrippa à son épaule et plongea le poignard dans son thorax. L’homme s’effondra, puis la lumière s’éteignit dans ses yeux. Le moule, lui, toujours recouvert de pâte sans forme, donnait l’impression de se moquer ouvertement de la scène.
Tout s’obscurcit autour d’elle. Ilse laissa échapper le couteau qui rebondit sourdement sur le sol, puis, plongée dans le néant de ses pensées, se déplaça fébrilement vers la fenêtre pour se laisser tomber dans un des fauteuils. Accusant le choc, elle comprit qu’elle avait assassiné son père. Son père. Mort. Celui qui, après tant d’années de maltraitance, avait fini par la quitter. Était ce réel ? Qu’adviendrait elle ? Il y avait-il une autre vie après celle-ci ? La jeune femme tirant sur la chaîne qu’elle avait autour du cou, sortit un médaillon de l’encolure de sa robe. Elle resta là, à l’observer, dans la tranquillité de la nuit tombante. Du bout des doigts, elle sonda les contours dentelés du socle rhombique, sur lequel reposait une pierre ovale entourée de symboles étranges. Ilse repensait à sa mère, se demandant ce qu’elle aurait fait à sa place, à l’instant où Gunter Furis avait levé sa canne pour la dernière fois de sa vie. Dans le passé, elle avait été une femme dévouée à Esfalt, aurait-elle été déçue en découvrant qu’elle avait brisé le dernier maillon « mâle » des Furis ? C’est alors qu’un souvenir la fit chuter dans les abîmes de sa mémoire.
Un jour où la neige était ardemment tombée sur Menstorre, Ilse, encore petite fille, n’avait pas eu école. En effet, ce matin-là, elle avait sauté du lit, enthousiasmée par la fête qui s’annonçait. Comme tous les ans, l’euphorie régnait dans les rues et dans les chaumières car tous les Mensvaccum se préparaient pour la Célébration d’Esfalt. À l’époque, son père, encore Magirius, était parti tôt de la maison. Quand Ilse était apparue dans la cuisine, une odeur de caramel avait envahi ses narines. Sa mère, s’afférant aux fourneaux pour préparer les douceurs qui accompagneraient la fête, lui avait demandé de s’installer pour le petit-déjeuner.
En fin d’après-midi, après avoir passé la journée à décorer la maison de papiers froissés, peints à l’huile par les petites mains d’Ilse, elles s’étaient préparées pour rejoindre la Célébration d’Esfalt. Mais c’est en ajustant la cape sur ses épaules que sa mère lui dit :
— Avant de partir, j’ai un cadeau pour toi ma chérie.
— Un cadeau ?
— Oui, et c’est un secret. Tu ne diras à personne que je te l’ai donné d’accord ?
— D’accord.
— Tu me le promets ?
— Oui.
— Oui ?
— Oui maman.
Sa mère avait alors sorti de sa poche un petit paquet qu’elle avait déposé dans ses mains. Ilse avait alors ouvert l’écrin émeraude pour découvrir le médaillon.
— Quand tu as peur, rapproche-le de ton cœur, il te montrera la vérité.
Ilse avait embrassé sa mère puis avait passé le médaillon autour de son cou pour ne plus jamais s’en séparer. Après cela, elles avaient pris le chemin de la place où elles avaient retrouvé Gunter, prêts à assister au discours de l’Archimagirius. Tous les trois avaient ensuite participé à la célébration de la quatorzième lune pour chanter les louanges d’Esfalt et admirer le feu d’artifice.
Une semaine plus tard, quand Ilse était rentrée de l’école, son père lui annonçait le décès de sa mère qui avait eu lieu dans la journée.
Les larmes continuaient de perler sur le visage d’Ilse quand le miroitement du clair de lune permit à ses pensées d’émerger à la surface de la réalité. En effet, au même moment, d’autres problèmes étaient beaucoup plus urgents ; comme le corps qui se trouvait étendu sur le sol, par exemple. Les rouages commencèrent à se mettre rapidement en marche dans son esprit. Fallait-il le faire disparaître ?Fallait-il fuir ? Fallait-il appeler quelqu’un ? Zacharia ? Non. Ilse se leva pour faire les cent pas. Si elle sortait de chez elle en transportant le corps de son père, elle devrait trouver le moyen de le faire sans que cela paraisse suspect. Ce qui semblait impossible sans se faire repérer. À l’inverse, même si personne ne venait leur rendre visite, elle ne pourrait rester bien longtemps enfermée avec un cadavre qui allait commencer à se décomposer. Elle pourrait s’enfuir et laisser Gunter Furis dans la maison, ce qui impliquerait qu’il serait découvert en état dès le lendemain matin au plus tôt, dans quelques jours au plus tard. De plus, vivant seule avec lui, cela semblait évident qu’elle serait la première suspectée. Elle serait donc obligée de quitter Menstorre pour de bon. Mais comment ? Cette question resta en suspens.
En continuant de penser au plan qu’elle allait mettre en place, Ilse baissa les yeux sur ses bras recouverts de sang. Plus bas, le tablier de cuisine était lui aussi encore taché d’éclaboussures provoquées par les deux coups fatals. Elle se rendit donc vers le point d’eau pour se laver les bras et le visage. De la même manière, elle récupéra le couteau sur le sol et le passa sous l’eau. En tirant le torchon coincé sous le moule à tarte, le plat vacilla et explosa sur le sol en milles éclats.
— Tu vas me laisser tranquille, oui ! Fiche moi la paix ! hurla Ilse avec hystérie contre les morceaux de verre éparpillés sur le sol. Avec les mains tremblantes, Ilse retira le tablier ébouriffant ses longs cheveux humidifiés par le sang.
Était ce la rage ou l’instinct de survie ? Peu importe. Elle avait finalement pris sa décision. Ilse garda l’arme meurtrière dans les mains et enjamba le cadavre resté dans la cuisine. Elle se dirigea d’un pas déterminé vers la chambre à coucher où deux lits simples se juxtaposaient. Agenouillée, la jeune femme récupérera, cachée sous un matelas, une sacoche dans laquelle elle glissa le couteau. Après avoir rassemblé quelques affaires, Ilse retourna dans la pièce principale pour ouvrir le tiroir de la table à manger qui gardait précieusement les quelques économies de son père. Elle en retira les pièces puis s’installa autour de la table.
À présent, il ne devait pas être loin de minuit et la célébration de la quatorzième lune allait bientôt commencer. Elle devrait donc attendre que celle-ci se termine pour profiter du tumulte de la foule se répartissant dans les rues de Menstorre et se faufiler hors de chez elle.
Plusieurs fois elle avait entendu des conversations se tenir dans cette pièce, beaucoup plus convenable à l’époque, entre son père et d’autres Magirius. Ilse les avait écoutés parler d’un convoi, parcourant Infuntinis, qui s’arrêtait à Menstorre pour y déposer des cargaisons de matières premières. Il lui semblait que la gare se trouvait à l’ouest. De fait, comme il était impossible de cultiver la terre, au vu des conditions climatiques, les Mensvaccum profitaient du système d’importation pour subvenir à leurs besoins.
Des coups de feu tirés retentirent au loin. Des éclats de rouge, de jaune et de vert tintèrent alors le visage fermé d’Ilse. Ses yeux azur reflétaient plus que jamais l’inquiétude. La terreur qu’elle avait ressentie après avoir porté le premier coup de couteau s’était évanouie lorsqu’elle avait frappé son père la deuxième fois. Mais cette sensation de vertige intense ne pouvait la quitter. La jeune femme logea son visage au creux de ses mains et souffla pour tenter de contrôler l’angoisse croissante. Sa gorge se comprimait toujours un peu plus, comme si une corde invisible avait pour ordre de lui couper le souffle jusqu’à la fin.
Les chants de la fête résonnèrent. Une heure avait dû passer depuis les premières sonorités de la célébration et le moment de partir arrivait. Ilse resta ainsi jusqu’à ce que le silence se fasse. Progressivement, la raison réussit à reprendre le dessus et Ilse se leva, suffisamment déterminée pour agir. Elle s’approcha de la fenêtre pour regarder discrètement vers l’extérieur. Quelques personnes passaient mais la rue restait encore calme.
Elle s’avança jusqu’au corps de Gunter Furis, s’accroupit et pencha la tête pour l’observer une dernière fois :
— Adieu père.
Après avoir, vêtit sa cape ainsi que le manteau de fourrure de Gunter, Ilse attrapa la sacoche et mit un pied dehors. Sans regarder en arrière, la jeune femme prit une forte inspiration, remonta sa capuche et ferma la porte. En s’assurant que personne ne l’avait vu sortir de chez elle, elle s’engagea sur les pavés recouverts de givre. Elle tourna ensuite dans la rue du boulanger tout en longeant les murs avec prudence. Tandis qu’Ilse continuait son chemin, un groupe de Mensvaccum apparut dans la rue. Elle se positionna alors dans le renfort de la boulangerie pour se cacher, attendant qu’ils s’éloignent, quand une idée lui vint alors à l’esprit. Elle prit le couteau et le glissa entre le battant et l’encadrement de la porte. En tirant d’un coup sec sur la poignée de l’arme, elle réussit à faire céder le verrou. Elle s’introduisit dans l’antre du bricheton en prenant soin d’être d’une discrétion optimale. La pièce était plongée dans le silence, le boulanger et sa femme avaient dû assister à la célébration. Sans perdre de temps, Ilse alla jusqu’au comptoir et récupéra quelques pains pour les mettre dans le sac. Mais, au moment où la jeune femme se dirigeait vers la sortie, elle entendit la voix du boulanger qui s’approchait. Elle s’arrêta et regarda autour d’elle. Réfléchis Ilse. Vite. En tournant sur elle-même, elle pénétra dans l’arrière-cuisine. Une ouverture, de laquelle Ilse arracha le grillage, était installée dans le mur pour faire s’évacuer les odeurs. Elle monta sur le plan de travail, lança son sac à l’extérieur et commença à s’y engouffrer.
— Marleau, regarde la porte. Prononça une voix de femme.
— Tu ne l’avais pas fermée Louise ?
— Il me semble que si.
Ilse entendit la porte grincer au moment où elle réussit à faire passer son bassin. Elle tomba alors tête la première, ce qui provoqua un bruit légèrement inquiétant. Allongée sur les pavés, elle regarda l’ouverture et se frotta les reins : merde, ce n’était pas censé être aussi haut !
— Marleau, quelqu’un nous a volé des pains, regarde là !
Ilse se releva précipitamment et, la main dans le dos pour atténuer la douleur, se mit à trottiner. De temps et temps, elle jetait des regards autour d’elle pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. Calme-toi Ilse, parce que tu vas éveiller les soupçons à force d’agir comme la dernière des criminelles. Mais n’est-ce pas ce qu’elle était ? Maintenant qu’elle avait clairement désobéi à tous les principes fondamentaux du VANITATUM ?
Ilse s’orientait maintenant vers l’ouest. Elle avait décidé de contourner la place où avait eu lieu le discours de l’Archimagirius quelques heures plus tôt. Elle passa devant le forgeron puis devant le cordonnier. En arrivant au niveau du Vanibar, taverne la plus célèbre de la cité, dont le patron n’était autre que le père de Zacharia, elle eut plus de mal à se faufiler entre les passants qui faisaient durer la fête de façon beaucoup plus alcoolisée. Ce qui n’était pas sans lui déplaire car personne ne faisait attention à elle. En sortant difficilement de la masse, elle aperçut au loin un jeune homme aux cheveux blonds. Zacharia rentrait chez lui. Aussitôt, elle sentit comme du coton entourer son cœur. Alors, une envie folle d’aller lui raconter ce qui s’était passé la submergea. Ilse voulait entendre la voix de son ami lui dire que tout irait bien, qu’elle n’avait pas à s’inquiéter, qu’il allait l’aider, la protéger ; ce besoin de l’avertir qu’ils ne se reverraient jamais, qu’ils devaient faire leurs adieux définitivement. Un sourire s’inscrit sur ses lèvres, mais elle avait déjà pris sa décision et ce n’était pas le moment de revenir en arrière. Ilse reprit donc rapidement sa route en s’éloignant le plus possible de l’endroit où il se trouvait.
Une heure avait dû passer depuis qu’Ilse était partie de chez Gunter Furis. Elle avait maintenant traversé plus de la moitié de la cité lorsqu’elle atteignit sa destination. La jeune femme se cacha derrière divers tonneaux stockés à l’arrière du hangar, sortit légèrement la tête de sa cachette pour s’assurer que personne ne pouvait la voir, puis avança un peu plus vers l’avant. C’est alors qu’elle entendit la voix de deux hommes à l’intérieur :
— T’as tout déchargé Bruce ? dit le premier.
— Ouais tout est prêt pour le départ.
— Y a plus qu’à attendre les Yolkal et on pourra rentrer chez nous.
— Tu crois qu’c’est nécessaire ? Déjà qu’on nous interdit d’aller à la célébration pour décharger c’bazar. Viens j’t’paye une bière.
— Les ordres sont les ordres.
— Ouais bah qu’il vienne l’Archimagirius, j’vais lui montrer moi c’que c’est qu’bosser. On nous traite comme des esclaves.
— Mais on oblige déjà des esclaves à travailler pour nous, rigola Bruce.
— Ouais, ouais. Qu’ils viennent !
— Autant demander à une femme, Ah ah ah !
— T’inquiète pas qu’le jour où j’me retrouve en face d’Esfalt, j’lui dirai : « eh salut patron, euh alors y a quelques petits soucis d’organisation en bas qu’i va falloir revoir. »
— T’es con Fred.
— Allez Bruce fait pas ta fille, viens on s’paye une bière au Vanibar pour profiter un peu de la fête et on va se coucher.
Ilse avait profité de leur distraction pour se cacher derrière une grosse caisse à l’avant du hangar. Elle jeta un coup d’œil vers le convoi qui se tenait face à elle. Une centaine de calèches, recouvertes de toiles, s’enchaînaient comme des wagons sur deux planches glissantes, longues d’un demi-kilomètre et tirées par une vingtaine de gros chiens. Ilse en déduisit que les planches étaient adaptées pour adhérer à la neige. Les deux hommes sortirent et prirent la direction inverse pour se diriger vers le centre de la cité sans apercevoir Ilse, tapie dans l’ombre. Elle en profita pour se glisser hors de sa cachette et avancer vers le convoi. Ilse se plaqua contre la toile de la dernière calèche. Persuadée que la voie était libre, elle poussa la toile et se faufila en dessous pour entrer dans l’habitacle. Seules deux caisses se trouvaient là. Ilse s’installa sur l’une d’elles et souffla en jetant la tête en arrière. Elle avait réussi. Elle n’avait plus qu’à attendre que le convoi parte et elle serait libre.
— C’était vraiment trop facile ! dit-elle avant d’éclater de rire puis d’éclater en larme. Ilse sortit à nouveau le médaillon de l’encolure de sa robe. Elle ne savait pas si tout était fini, ou plutôt si tout commençait. La jeune femme resta là, à attendre pendant un long moment dans le noir, se rappelant tous les moments joyeux qu’elle avait passé avec ses parents, ses années d’école avec Zacharia, le décès de sa mère, la maladie de son père, la vie qu’elle avait eu depuis qu’il était devenu violent. Elle réalisa alors ce qui s’était passé ce soir. Mais elle fut rapidement tirée de ses pensées quand une explosion retentit au loin et que la toile s’ouvrit sur un jeune homme aux yeux étranges.
Blandine ROUX DE ALMEIDA
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